- ASIE DU SUD-EST (expansion de l’art indien)
- ASIE DU SUD-EST (expansion de l’art indien)Nul océan ne mérite mieux son nom que l’océan Indien. Non seulement l’Inde y enfonce son formidable soc mais, de plus, sa civilisation en a parcouru toutes les eaux et en a modelé les rivages orientaux à son image. Par son amplitude géographique et son poids sur le cours des peuples, l’expansion indienne est un des mouvements les plus importants de l’histoire.À l’ouest, certes, les échanges ont surtout suivi les voies terrestres, et par là l’Inde a presque tout reçu et peu donné: c’est que le Moyen-Orient fut très tôt un berceau de civilisation. Encore que nous tendions peut-être à sous-estimer les contacts, à travers la mer d’Oman, avec les pays qui bordent ces deux artères, vitales de toute antiquité: le golfe Persique et la mer Rouge. Le vocabulaire védique, au Ve siècle avant J.-C., mentionne des produits importés d’Afrique. Les échanges avec les peuples arabes furent – et resteront – constants. L’archéologie peut nous réserver des surprises en ces domaines.Vers l’est, il est probable que l’expansion indienne est très ancienne. Les langues dravidiennes du continent indien trouvent leur parentèle dans les langues môn-khmères et indonésiennes, regroupées dans le système austro-asiatique. Les faits de culture parallèles relevés dans ce vaste ensemble ne reflètent pas seulement un mode de vie nécessairement homogène puisque développé dans le même écoumène, l’Asie des moussons. Ils découlent probablement de quelque foyer originel commun. Quoique encore squelettiques, les données de la préhistoire ne contredisent pas cette hypothèse, notamment pour la période mégalithique.Quoi qu’il en ait été, bien avant notre ère une nouvelle polarité s’établit. L’Inde, depuis au moins le Ve siècle avant J.-C., est en pleine floraison autour du brahmanisme et du bouddhisme. Et, par son dynamisme économique et artistique, elle devient l’un des foyers les plus florissants du monde antique. L’Asie du Sud-Est, si elle développait dans le même temps des civilisations du bronze d’une remarquable beauté plastique et d’une grande ingéniosité et, par voie de conséquence, des cultures élaborées, demeurait au stade de la protohistoire. Mais elle offrait des ressources naturelles qui allaient bientôt attirer les convoitises.Conquistadores ou marchands?Dès les premiers siècles avant notre ère, les Indiens vont s’élancer vers l’est et seront finalement à l’origine de ce que nous nommons, fort pertinemment, les «États indianisés» Birmanie, Thaïlande, Cambodge, Malaisie, Sumatra et Java, Bali, Champa.Les causes de cette expansion sont mal connues. Les Indiens ne nous en disent pratiquement rien: il n’est pas certain qu’ils l’aient ressentie clairement, ni même voulue. En tout cas, ils ne l’organisèrent pas méthodiquement. Le zèle religieux semble évident, surtout chez les bouddhistes qui, au même moment, porteront leur doctrine à travers les oasis de l’Asie centrale. Que des aventuriers aient cherché à se tailler quelques royaumes, certaines légendes historiques le disent explicitement. Mais, fondamentalement, cet essor découlait du dynamisme propre à toute grande civilisation en train de s’affirmer. Il ne faisait que prolonger l’expansion de la culture indo-aryenne qui, depuis le bassin de l’Indus, avait recouvert peu à peu l’Inde entière, non sans s’enrichir des cultures dravidiennes qu’elle avait rencontrées. Ceylan est le premier des États indianisés. Puis le mouvement se poursuivit jusqu’au vide infini du Pacifique.Il est clair, du moins pour l’archéologie qui a exhumé quelques indices probants, qu’un facteur essentiel fut, pour l’Inde, le commerce. Il existait un certain nombre de marchandises qu’à la fois elle désirait pour elle-même et dont elle trouvait la revente fructueuse vers le Moyen-Orient et au-delà par Alexandrie. Elle offrait là des épices – poivre et cardamomes, surtout –, des bois de senteur – santal, bois d’aigle –, des résines parfumées – benjoin et camphre –, des pierres précieuses et des perles, enfin des tissus si parfaits et si transparents que les belles Romaines n’en voulaient pas d’autres. Pour eux-mêmes, les Indiens étaient avides d’or. Il semble qu’ils en aient jadis importé en suffisance de Sibérie, par la Bactriane, mais celle-ci sera bientôt dominée par les Ku ル n. Les paiements romains en or ne compensèrent pas cet étranglement, quoique Pline l’Ancien déplorât le déficit de la balance commerciale romaine en ce domaine. Or l’Insulinde recèle de l’or, la Birmanie et Bornéo des gemmes, toute l’Asie du Sud-Est les produits végétaux ainsi recherchés. Ce n’est pas un hasard si, au début, les Indiens la désignent globalement sous le nom de Suvar ユabh mi : la «Terre de l’or». Et ils connurent très tôt ces ressources. Le R m ya ユa – longtemps avant notre ère – mentionne Java et peut-être Sumatra. Ptolémée, au IIe siècle de notre ère, parle du camphre venu de Sumatra. Les moines bouddhiques sont décrits comme de hardis navigateurs, dans un texte comme le Niddesa , du Ier siècle de notre ère.Voies et modes du commerceLes deltas du Gange et du Brahmapoutre sont fort proches de ceux de l’Irrawaddy et de la Salouen. Les monts d’Arakan ne constituent guère un obstacle, le plus modeste cabotage permet de les tourner. Il est certain, en tout cas, que ce fut là le premier cheminement des Indiens. Le prolongeant de baies en estuaires, ils reconnurent ensuite toute la côte orientale du golfe du Bengale. Une fois les atterrages repérés, et les ressources assurées, ils vont ensuite traverser directement par le chenal entre Andaman et Nicobar, voire, à partir de la côte de Coromandel et Ceylan, droit à l’est, vers Kedah et Sumatra, puis à travers les détroits malais. Au-delà, ils pouvaient aisément reprendre leur cabotage dans le golfe du Siam et la mer de Java. Au besoin, des portages raccourcissaient les circuits. De Moulmein on rejoignait le Ménam, à Rahèng et, dès le IIe siècle de notre ère, la route menait aussi de Birmanie en Chine: des bouddhistes l’empruntèrent pour évangéliser le royaume de Nanzhao. De Tavoy, par la passe des Trois Pagodes, on redescendait sur la Kanburi et Nakhorn Pathom. Enfin, l’isthme de Kra était facilement franchi par portage et navigation fluviale. En tout état de cause, la haute mer n’était pas un obstacle: dès le Ier siècle de notre ère, les Indiens armaient des navires pouvant porter six à sept cents passagers.Les produits recherchés sont rares et recueillis en petites quantités: paillettes d’or, gouttes de résine. Nombre d’épices ou de bois précieux poussent dans les forêt des hautes terres, donc une connaissance intime du terrain est indispensable pour les découvrir, et pour les réunir en quantités rentables, il faut du temps. Seuls les indigènes pouvaient surmonter ces obstacles. La navigation était lente et, dès lors qu’elle utilisait les moussons, le retour ne pouvait se faire, au mieux, que l’année suivant le départ. Toutes ces contraintes conduisirent à la création de véritables comptoirs, où les liens se nouaient avec les autochtones et où l’on pouvait séjourner le temps requis.Pour s’établir, les Indiens, du fait de la minutieuse ordonnance rituelle de leur existence, devaient transporter avec eux leur univers. Ils fondèrent donc de véritables colonies, au sens grec du terme: avec leurs temples, leurs dieux, leurs desservants, leurs chefferies et leurs castes. Pour autant, ce furent des centres économiques et non des entreprises de peuplement, même si les légendes indiquent que les Indiens épousaient volontiers les filles du cru. Qu’il y ait eu, ici ou là, conquête militaire, ici encore les légendes l’affirment. Mais les relations paraissent dans l’ensemble avoir été pacifiques, et l’on pourrait ajouter que c’était de toute nécessité. Dès lors, la civilisation ainsi déployée devenait une tentation pratiquement irrésistible pour les indigènes fascinés, d’autant plus que – fait non négligeable – elle entraînait une prospérité évidente. C’est un processus connu, qui se poursuit jusqu’à nos jours avec les colonies indiennes ou chinoises, en Asie comme en Afrique et dans le Pacifique.L’indianisation: théorie ou fait?Un peu comme Le Verrier «inventant» Neptune sans la voir, mais comme seule explication possible des mouvement aberrants d’Uranus, nous restituons le processus de l’indianisation en constatant, après coup, ses effets, et donc la probabilité de son existence. Certes, quelques objets indiens des Ier et IIe siècles de notre ère: amulettes, bijoux, intailles et sceaux, une tête de bronze gandharienne (Phnom Bathê, Sud-Vietnam), ont été découverts en Indochine méridionale, en Birmanie, en Malaisie (Kuala Selising) et à Java. Corroborant le commerce avec la Méditerranée, ils sont d’ailleurs associés à des verreries, à des perles et à des poteries sigillées romaines, et à divers objets hellénistiques (la date, plus haute, de ces derniers n’implique pas leur date d’utilisation: celle-ci est sans doute plus basse, car il s’agit de «trésors» passés de main en main).Ce n’est, d’abord, que grâce aux historiens chinois que nous découvrons l’histoire de ces États indianisés, vers la fin du IIe siècle. Puis apparaissent des inscriptions en sanskrit: à Vo-canh (près de Nha-trang), de la fin du IIIe siècle; à Kutai (delta de la Mahakam, Bornéo), des environs de 400, et de la même date sans doute en Malaisie (près de Penang et à Bukit Meriam, Kedah) comme en Birmanie; enfin, à Java, près de l’actuelle Djakarta, de la seconde moitié du Ve siècle. Or, deux de ces textes font état de trois générations de personnages installés là, ce qui recoupe la théorie d’une implantation solide dès le IIIe siècle au moins.C’est évidemment un signe irrécusable que l’utilisation d’une langue aussi élaborée. Elle implique que les États qui se constituaient avaient adopté la pensée qu’elle exprime: cosmologie et ordre social théorique, hindouisme et bouddhisme, codes, et même partie de la littérature puranique qui raconte la vie des dieux. En Chine, où le bouddhisme progresse à la même époque, les textes canoniques furent traduits en chinois, car cette langue était déjà hautement élaborée, et surtout écrite, et qu’elle seule pouvait aider la foi nouvelle à se répandre. Pour atteindre le monde antique, l’Évangile dut être traduit en grec. En revanche, pour l’enseigner aux Barbares, plus tard, on utilisa directement le latin. Or en Asie du Sud-Est, il n’y eut pas, semble-t-il, au début, de traduction dans les langues vernaculaires: hindouisme et bouddhisme furent enseignés directement en sanskrit, ou en p li. Ainsi, non seulement ces religions se répandaient, mais encore les langues indiennes devenaient-elles les matrices mêmes de la pensée. Le sanskrit y restera la lingua franca douze siècles durant; le p li y est toujours pratiqué.Lors d’une seconde phase, qui correspond peut-être à une seconde vague d’indianisation que l’on suppose vers le Ve siècle, des œuvres d’art apparaissent. En Inde, l’art est, d’abord, l’univers des formes mis au service des théologies ou, en d’autres mots, aux yeux du peuple, l’écriture plastique de la foi. Les Indiens transportèrent donc nécessairement leur art, qui n’est qu’un des modes du culte, et l’enseignèrent également à leurs adeptes. Une poignée seulement de ces modèles a survécu: c’étaient des statues en bronze. L’architecture était alors en bois et a péri. L’archéologie n’a guère encore prospecté – ni même partout identifié – les premiers comptoirs. Ainsi trouvons-nous, groupés aux IVe et Ve siècles, et appartenant à l’école d’Amar vat 稜, le fameux Bouddha de Sikendeng (Sulawesi) et celui de Dong-duong (Champa: actuel Centre-Vietnam) et des pièces plus petites à えr 稜 K ルetra (Birmanie), associées à des vestiges de st pa en brique. À vrai dire, nous ne saurions affirmer s’il s’agit d’œuvres apportées de l’Inde, fondues sur place par des Indiens, ou exécutées par leurs premiers élèves, tant elles sont, précisément, «indiennes».C’est seulement aux Ve et VIe siècles que surgissent des statues, dérivant certes toujours des divers styles gupta et post-gupta, mais comportant, aussi, quelques traits locaux – ne serait-ce que leur matériau quand elles sont en pierre. C’est le cas à Java et à Sumatra des bouddhas de Jember, de Kutu Blater et de Seguntang; en Malaisie avec celui du Sungai Bujang et avec la première statue hindoue, le Vi ルユu en grès de San Thung, à Chaya; en Thaïlande avec des bouddhas de Korât, de Patburi, puis de Nakhorn Pathom et de Pong Tuk; au Fou-nan, enfin, avec les grands bouddhas en bois de la plaine des Joncs (musée de Saigon), encore que ces derniers, fort érodés, soient ambigus et pourraient être postérieurs. Que toutes ces œuvres soient toujours rigoureusement indiennes, rien d’étonnant. L’art religieux n’est efficace que s’il est conforme. Dès lors qu’on adoptait religion et canons, on apprenait le langage plastique. Mais il fallait aussi apprendre à façonner: les premier tâtonnements se sentent ici ou là.Les premiers États indianisésÀ la fin du IIIe siècle, au plus tard, un certain nombre d’États, indianisés de culture, mais bien indigènes quant au fond, sont désormais connus. Du point de vue archéologique, les plus anciens ont été révélés par les fouilles de Birmanie. Beikthano, Halin et enfin えr 稜 K ルetra, peuplés par des Pyu, de langue birmane, fleurissaient depuis au moins le Ier siècle avant J.-C. L’ampleur de leurs enceintes en brique prouve leur puissance. Les vestiges de sanctuaires y montrent ensuite l’enracinement du bouddhisme. Le Fou-nan, dont le centre fut au Trans-Bassac (sud du Vietnam), mais qui semble avoir dominé les rives du golfe de Siam, fut le plus puissant. Un de ses ports, Oc-éo, a été fouillé et a livré les témoins d’une riche civilisation matérielle, échelonnés du IIe au Ve siècle. Nous ne savons pas qui le peuplait: un groupe de langue indonésienne probablement. Tout à côté, et parlant la même langue, les peuples des États du Champa (actuel centre du Vietnam) se développaient, vigoureusement en lutte avec la Chine, pour se fondre en un grand royaume dès 340. Apparaissent également les premiers royaumes indonésiens dans la partie occidentale de Java, au Ve siècle, et à Sumatra, où un royaume de Malayu est connu au début du VIe siècle. La péninsule malaise voit fleurir une chaîne de petites thalassocraties, qui jouèrent un rôle important dans la diffusion du bouddhisme. Les Môns, enfin, de basse Birmanie, autour de Thaton, et du delta siamois, autour de Nakhorn Pathom, sont également regroupés en principautés bouddhistes à la même date. Leurs cousins khmers, pour leur part, dans la vallée moyenne du Mékong, se forment au contact du Fou-nan dont ils bordent la frontière septentrionale.Les arts indianisésSimultanément apparaissent les premiers arts, «indianisés» certes, mais pourtant déjà bien individualisés, correspondant à ces unités politiques. Au Fou-nan, c’est d’abord l’admirable sculpture hindouiste en grès de l’école du Phnom Da, très vraisemblablement liée au règne de Rudravarman (mort après 539). Lorsque les Khmers soumettront le Fou-nan, au VIe siècle, ils installeront leur capitale à Sambor Prei Kuk, y élevant, dans les dernières années du VIe siècle et au début du VIIe, les premiers temples en brique connus outre-océan Indien, qui sont parmi les plus beaux.Au Champa, la capitale religieuse du pays, Mi-son, a été bâtie dès le IVe siècle. Mais cette architecture de bois a disparu, et il faut attendre le style de Mi-son E 1, sans doute sous Prak ごadharma (vers 653-686) pour découvrir la sculpture monumentale en grès. Le Dvar vat 稜 – le nom apparaît au VIIe ou au VIIIe siècle –, royaume môn centré entre Nakhorn Pathom, U Thong et Chensen (Thaïlande), a produit dès le VIe siècle des bouddhas en grès, qui constituent la première école de sculpture bouddhique de l’Asie du Sud-Est. Puis, au VIIIe siècle surtout, apparaissent des st pa en brique, décorés de stuc ciselé de scènes fort vivantes, des plus originales, qui existaient sans doute chez les Môns de Birmanie, mais dont nous avons peu de témoignages. En tout état de cause, dans ce pays, le grand centre bouddhique de Prome, avec ses st pa B 拏b 拏gyi, Payama et Payagyi, s’édifie dès le VIIe siècle, au moins.Succédant au Malayu, l’empire maritime de えr 稜vijaya étendit son influence à partir de Palembang jusqu’à Sumatra, à la Malaisie et sur la partie occidentale de Java. Les monuments en brique, comme le Bukit Seguntung, ne semblent pas remonter au-delà du VIIIe siècle, mais la statuaire, notamment les superbes bronzes mah y niques retrouvés jusqu’à Ligor, attestent une puissance créatrice qui s’épanouira au IXe siècle. Dans la péninsule malaise, plus directement tournée vers l’Inde, mais également marquée par えr 稜vijaya, la statuaire brahmanique de Takua Pa, Wieng Sa et Chaya s’échelonne de la fin du VIIe siècle au VIIIe siècle. C’est à Java, finalement, que le génie artistique indonésien va se déployer pleinement, sous la puissante dynastie des えailendra, à partir de 752. Les premiers monuments en pierre semblent bien être ceux du plateau de Dieng: Candi Arjuno, C. Semar, C. Srikandi, échelonnés entre 650 et 730.Désormais, les arts nationaux sont constitués et vont évoluer par eux-mêmes, pratiquement sans nouvelle influence indienne. Si, aux IVe et Ve siècles, on ne peut distinguer le bouddha de Dong-duong de celui de Sikendeng, au VIIIe l’erreur n’est plus possible entre un bouddha khmer, môn ou javanais, quels que soient leurs ancêtres communs. C’est une autre phase de l’histoire qui commence.Les épigonesAvec la formation d’États constitués, une étape irréversible a donc été franchie. Un fait le prouve: alors que le sanskrit (ou le p li) demeure la langue littéraire et religieuse, écrite avec son alphabet, apparaissent maintenant des textes en langues vernaculaires: en cam, on trouve le premier écrit d’une langue indonésienne, au IVe siècle; en pyu, probablement à la fin du Ve siècle; en vieux-khmer, en 611; en vieux-malais en 683; en kawi (vieux-javanais), vers le milieu du VIIIe siècle, le môn, de son côté, ayant été écrit dès le VIIe siècle. Désormais, chaque peuple préférera sa langue pour ses textes législatifs, ou même historiques, ce qui est fort révélateur.Nous avons dû négliger un des termes de cet échange, qui donna lieu à l’indianisation, à savoir la nature des autochtones. Nous l’ignorons, faute de textes. Nul doute pourtant que, pour être capables d’offrir des denrées rares recherchées par les Indiens, et de tirer si vite un si éclatant profit de leurs leçons, il fallait que ces peuples eussent déjà atteint un certain degré d’évolution. On tend même à penser maintenant que ce ne fut que parce que certaines cités indigènes avaient déjà acquis un réel degré de puissance économique que le commerce put s’établir; ce fut en tout cas certain pour la Birmanie. Les Indiens, finalement, ne furent qu’une minorité, agissante certes; mais la graine la plus fertile a besoin de terreau pour germer.On décèle dès l’abord un certain nombre de choix opérés dans l’immense panoplie de l’indianité. Les enseignants indiens étaient eux-mêmes spécialisés du fait de leurs origines diverses. Les toponymes indiens adoptés outre-mer révèlent les nombreuses villes, ou provinces, d’où venaient les navigateurs. On trouve des relations avec le Bengale, le Kalinga, le Teling na, l’Andhra et le pays Pallava, bien sûr, mais encore avec le nord de l’Inde, Mysore, voire des ports de la côte occidentale: Broach, Sopara, Cranganore. Selon qu’ici ou là abordait un bouddhiste ou un brahmane d’une secte fervente, tel ou tel culte était localement adopté. Mais, hasard ou volonté, il se peut que les États indianisés aient eux-mêmes eu leur mot à dire. Le bouddhisme des Thera s’imposa dès l’origine et perdure toujours en Birmanie et chez les Môns de Thaïlande (à travers ceux-ci, chez les peuples thaïs). Le bouddhisme du Mah y na domina à えr 稜vijaya et à Java jusqu’au milieu du IXe siècle. En revanche, et bien que le bouddhisme y ait été florissant aux origines, Fou-nan, Champa, l’Empire khmer et les régions centrales et orientales de Java, et enfin Bali seront fondamentalement hindouistes. On peut supposer que les structures sociales particulières de ces diverses contrées aient là joué un rôle. Il est remarquable que nulle part l’Inde n’imposa son système de castes, si ce n’est pour les familles royales et les prêtres. À Bali, où ce système subsiste en partie, les trois castes supérieures ne représentent que quelque 7 p. 100 de la population. Partout ailleurs, les ordres primitifs et avant tout les systèmes de parenté ont subsisté.Il faut distinguer deux modes ou deux «vitesses» d’indianisation: l’indianisation directe ou indirecte. Ce phénomène procéda de la côte vers l’intérieur. Les premiers indianisés devinrent ainsi facilement des initiateurs pour leurs cousins de l’arrière-pays: c’est par ses catéchumènes que progresse le missionnaire, en un processus de «boule de neige». Dès lors, des nuances s’interposèrent probablement au cours de cet enseignement au premier puis au second degré. De plus, ces États entretinrent très tôt des échanges entre eux: le fait est établi entre la Birmanie et le Fou-nan; えr 稜vijaya fut un empire maritime, et les Chams apparaissent parfois comme de véritables Vikings. Dès lors, l’influence indienne a pu être, ici ou là, de deuxième, voire de troisième main. Nous connaissons maints bouddhistes chinois, formés en Inde, apprenant le sanskrit, puis enseignant en Insulinde avant de regagner leur pays.Par obligation, au départ, l’art indien, ses techniques, son iconographie et sa symbolique furent imités partout, en même temps que les religions. Jusqu’à nos jours, l’indianiste restitue immédiatement les sources d’une fresque birmane ou d’un rituel balinais. Mais en Inde l’art a évolué et s’est distribué en écoles: on les retrouve donc outre-mer. L’art Pallava a dominé largement, celui du Bengale également. Pourtant, certaines techniques locales se sont maintenues, comme celle du bronze, florissante avant notre ère et importée de Chine. Ainsi existait-il encore en Asie du Sud-Est une architecture en bois assez raffinée: maisons sur pilotis, toits à double pente. Elle s’est maintenue jusqu’à nos jours, sans l’ombre d’une influence indienne. Au Cambodge, probablement par l’intermédiaire du Champa, on adopta finalement la tuile chinoise canal, en terre cuite. En Birmanie et au Champa, on décèle dans la mise en œuvre de la brique, par exemple dans l’arc à claveaux, une influence plus probablement chinoise qu’indienne. Chaque pays a révélé plus ou moins de génie plastique. La musique locale, enfin, s’est constamment maintenue avec ses orchestres de gongs et de xylophones.À partir des leçons initiales, des arts autonomes se sont ainsi constitués, qu’il n’est plus nécessaire de considérer comme indianisés au sens que nous venons de définir. Ils n’ont plus guère subi d’influences indiennes, et ont eu tendance à s’isoler les uns des autres, chacun creusant sa voie particulière. Plus, même ils ont parfois dépassé leurs maîtres. Les temples de Java, Borobudur et Prambanam, ceux d’Angkor, de Pagan, par leur insertion dans l’espace, leurs compositions magistrales, leur science architectonique et leur taille vont bien au-delà de ce que l’Inde a jamais élevé. Rien non plus ne peut rivaliser avec les reliefs de Borobudur, de Prambanam ou d’Angkor Vat. C’est d’ailleurs le sujet d’une querelle qui n’est pas éteinte. L’indianiste reconnaît partout l’Inde maternelle, et il a raison. Le nationaliste birman, khmer ou javanais revendiquera, avec autant de pugnacité, son originalité, et avec de solides arguments. C’est un faux problème et donc une vaine querelle. La question doit être posée non pas synchroniquement, mais diachroniquement. Au début, l’Inde a été le guru de l’Asie du Sud-Est. Par la suite, ses disciples marcheront sur leurs propres jambes et feront au moins aussi bien, ce qui, finalement, est à l’honneur de tous.Formes, ou substance?Jusqu’à nos jours, la Birmanie, la Thaïlande, le Laos, le Cambodge (depuis le XIVe s. au moins) restent des pays bouddhistes. Sous le glacis, transparent parfois, Java se retrouve hindouiste, et Bali l’est très ouvertement. Dans tous ces pays, la cosmogonie, la métempsycose, l’ordre moral, les sciences traditionnelles et notamment le calendrier, le rituel royal, l’art sont indiens d’origine. Dans toutes leurs langues, presque tous les termes utilisés pour ces concepts et ces fonctions sont d’origine sanskrite (ou p lie). Aujourd’hui, les néologismes requis sont forgés à partir de ces bases. Le canon du bouddhisme des Thera a certes été traduit (assez récemment parfois) en birman, en môn, en thaï ou en khmer. Mais les textes de référence, comme le culte, sont le plus souvent en p li. Partout, l’art religieux maintient les canons plastiques et l’iconographie indienne, jusqu’aux jouets et aux images populaires. L’épopée universellement récitée, ou jouée sur un théâtre, est le R m ya ユa .Tout ne remonte d’ailleurs pas au seul influx des cinq ou six premiers siècles de notre ère. Nous ne savons guère si le commerce indien s’est poursuivi au-delà de cette période: les navires arabes et persans, puis chinois l’ont remplacé à partir du IXe siècle, pour l’essentiel. Les relations diplomatiques semblent s’estomper également après le VIe siècle. Encore reverrons-nous, au début du XIe siècle, les rois Cola de Tanjore envoyer leurs flottes piller, et un instant dominer les côtes malaises. De plus un flux constant de maîtres spirituels, très explicitement nommés par des inscriptions, est allé, au moins jusqu’au XIVe siècle, raviver et enrichir la tradition, au Cambodge par exemple. Les bouddhistes, venus notamment d’Indonésie, sont allés en pèlerinage en Inde, ou se former à la grande université de N land . Ils édifièrent même des temples sur les lieux saints, comme Bodh Gaya. Lorsque, en 1190, les musulmans détruisirent N land , ses maîtres spirituels s’enfuirent. Quelques-uns ont très probablement gagné le Cambodge et converti Jayavarman VII, et ainsi inspiré l’extraordinaire style du Bayon, dernier éclat de l’art khmer. Et Ceylan, Rome du bouddhisme des Thera, restera le but permanent des pèlerinages et la source des missions dans la diaspora. À la limite, on pourrait démontrer que l’islam lui-même n’a pu gagner Sumatra, puis l’Indonésie, que parce qu’il a converti des Indiens et a retrouvé ces routes ancestrales. Il ne s’agit donc, au bout du compte, ni d’une vague éphémère, ni d’une leçon oubliée, mais bien d’une constante.L’art indien apparaît, avec l’art grec, comme la source du plus grand mouvement plastique connu. L’art chinois, qui ne le cède évidemment en rien ni à l’un ni à l’autre, s’il a bien modelé la Corée et le Japon, n’a, malgré son extraordinaire vitalité et sa richesse, guère dépassé l’orbe politique de l’Empire céleste (immense, il est vrai). Une telle fécondité doit être soulignée. L’Inde fut le berceau de deux religions universelles, sans autre parallèle que le christianisme et l’islam. Mais alors que ceux-ci, dans leurs arts respectifs, reprirent en somme les traditions des pays soumis au départ, l’Inde a également enseigné son esthétique.L’étendue dans l’espace et le temps de ce phénomène unique est-elle clairement perçue? Comparons avec l’Empire romain: des colonnes d’Hercule à Palmyre, celui-ci survolait quelque quatre mille trois cents kilomètres et s’étendait sur environ deux millions de kilomètres carrés. Du delta du Gange à Bornéo, on compte quatre mille trois cents kilomètres... Les pays d’Asie du Sud-Est indianisés recouvrent deux millions cinq cent mille kilomètres carrés et comptent aujourd’hui plus de deux cents millions d’habitants. Encore pourrait-on ajouter, en partie, le Vietnam. Dès la fin du Ier siècle de notre ère, des moines bouddhiques s’y implantèrent, qui jouèrent un certain rôle dans la prédication de la Chine. De toute façon, le bouddhisme, une fois sinisé, y est revenu, dernier écho des premières leçons de l’Inde. Lors de son implacable marche vers le sud, le Vietnam soumit et finalement raya de la carte le Champa. Ce faisant, il en assimila (fût-ce inconsciemment) nombre de traits, tout spécialement dans son art où l’on retrouve très clairement les modèles indiens primitifs. Par ailleurs, on n’oubliera pas qu’à travers l’Asie centrale, entièrement convertie par ses moines, le bouddhisme a gagné la Chine, la Corée et le Japon. Considérée ainsi, dans sa magnitude, l’indianisation est bien une vague esthétique immense et sans pareille. Elle explique certes ce titre que forgea pour son pays de naissance un des maîtres de l’indianisme, Sylvain Lévi, qui parlait d’une «Inde civilisatrice».
Encyclopédie Universelle. 2012.